samedi 10 mai 2014

Love is war (part.4)


Premier janvier 2014, nous déjeunons devant la télévision, finissant le foie gras et le poulet de la veille, avec Tarô.
Comme c'est la période des fêtes et que c'est la télévision japonaise, tu as droit à toutes les émissions spéciales de l'année, et puis l'accroche de ce que tu vas voir le soir-même. Là, il s'agit du Geinôjin Kakuzuke Check, une émission que j'aime beaucoup, puisqu'on y voit des fils de pute pétés de thunes qui bouffent dans des restos 3 étoiles toute l'année s'avérer incapable de distinguer à l'aveugle un vin à 10.000€ d'un vin à 50€, une viande à ¥9,000 d'une viande à ¥100.

Des perles aux cochons, exactement. Du genre à aérer un Grand Cru 10 minutes avant de le boire dans un gobelet. Après une bière.

Et puis il y a Gackt, que j'adore, allez bien vous faire enculer les rageux.

Donc là c'est le midi, et t'as droit à la séquence de sélection des 2 geinôjin qui viendront former "l'équipe des gars marrants" aux côtés des autres équipes.

Comme tu le sais, le rire au Japon n'est jamais tant partagé que dans l'humiliation de l'autre, gros ou laid de préférence. Si c'est une fille c'est encore mieux, parce qu'on sait qu'il y a un million de mecs qui voudraient juste toucher ta chatte, mais comme ils auraient trop la honte d'être vus en public avec toi, ben tu vas juste être une meuf que personne ne touche, tandis que les mecs gros et laids auront qu'à aller aux putes, ce dont ils ne se privent d'ailleurs pas.

La séquence est donc pleine des humiliations dont les humoristes ont l'habitude et, après tout, n'est-ce pas un peu moral que ces gens-là qui ont choisi de ne pas appartenir à la communauté productive des salaryman qui sacrifient leur vie de famille pour la gloire économique de la patrie paient un petit peu de leur personne, hein ? Bon, alors.

Et tout est bon enfant, la farine sur la gueule, le gros qui braille comme un goret dans l'eau bouillante, tout ça, quand tout à coup apparaît la séquence de trop. Enfin, "de trop", pour le facho que je suis, hein. Pas pour les Japonais, qui n'y voient que matière à rire de toutes leurs dents grises clairsemées de mochi.


La séquence "de trop", donc, met en scène les mères de certains humoristes, qui doivent se grimer pour que le fils de la gagnante touche 1 million de yens, soit environ 7.000€. Que ne ferait-on pas pour de l'argent ET la télé ?

Je te montre le résultat, n'oublie surtout pas de bien regarder la tronche du fils en haut à droite et comment il est super à l'aise devant ce qu'on fait faire à sa maman :


Bien entendu, après la séance de maquillage, on leur mettra des crochets dans le pif pour les faire ressembler à des truies et on lestera le tout avec des bouteilles de flotte, pour que ça fasse bien mal....


Qu'un mec ait décidé de gagner sa vie en faisant rire, éventuellement de lui, je dis "pourquoi pas ?". Mais la mère, elle, c'est pas son choix de vie. Pourquoi l'impliquer ? Qui pond des idées comme ça ? Qui trouve amusant de voir la gueule meurtrie d'un fils devant sa mère qu'on humilie ?

Alors tu vas me dire : "Vas-y, Rob Pat', ton Love is War, là, c'est pas censé être de la socio ? Tu veux nous faire chialer avec de la télévision japonaise, un truc scripté de bout en bout qui concerne 0,0002% de la population ?"

Ah, ah. C'est là l'astuce.

Devant sa télé, laissant échapper un "fils de pute !" à la vue du triste spectacle, Tarô me dit : "tu sais, dans mon entreprise aussi, c'est comme ça."

Oui, mon Tarô, je sais. Dans ton entreprise et dans bien d'autres encore. C'est le Japon. Mais raconte-moi quand même, c'est pas comme si j'avais un article à pondre.

Et Tarô de m'expliquer que dans une entreprise japonaise, le gros est toujours la victime d'un ijime permanent, moins physique que psychologique (on n'est plus à l'école, le harcèlement physique ne peut plus être considéré comme une bonne blague de camarades), à base de vannes récurrentes, bien entendu, mais également de mises en scènes style dokkiri, juste pour faire marrer le boss à la fête de fin d'année. Bien entendu, ce genre de projet a une priorité absolue sur le reste, puisque faire marrer son boss c'est beaucoup plus important que de faire du chiffre d'affaire ou de régler la clim' correctement dans une entreprise japonaise.

Des projets importants, des événements sont donc annulés juste pour satisfaire au planning de cette petite farce, humiliation parmi d'autres qui mettra de bonne humeur le patron.
Évidemment, le jour où le gros prend du galon, c'est pas l'envie de passer ses années de frustration sur ses subordonnés qui lui manque, tout ça œuvrant pour un système d'une sanité que je te laisse imaginer.

Ce dont je te parle aujourd'hui, ce n'est pas de la télévision. Ce dont je te parle aujourd'hui, c'est la réalité quotidienne de tes Japonais "gentils et polis", de leur environnement professionnel à base de quolibets, de rumeurs, et aussi de délation de ses propres collègues, quand on a soi-même rien à y gagner, mais qu'on a tellement envie de faire le beau devant son patron, comme un gros suceur de bite qu'on est.
Tes Japonais "gentils et polis" sont en fait des lâches et des alcooliques, toujours prêts à courber l'échine devant la règle, et à se descendre les uns les autres indépendamment de leurs compétences respectives ou de la bonne volonté de tout un chacun. Ils ne se respectent pas, ne s'aiment pas et ne tolèrent que ce qui leur est hiérarchiquement supérieur. Il n'y a pas de "politesse", rien que la veulerie de gens qui se cachent derrière l'alcool pour oser te dire un millième de ce qu'ils pensent. C'est à ça que sert le keigo. Pas à être poli, mais à marquer de la distance, comme je te l'ai déjà dit mille fois. La distance vis-à-vis du client à qui on dira "qu'on n'y peut rien" parce qu'en fait on en a surtout rien à foutre, la distance vis-à-vis de ses collègues de travail parce qu'on va surtout pas devenir potes, avec toutes les saloperies qu'on s'apprête à se faire dans le dos.

L'humiliation de l'autre est permanente dans ce pays, parce que comme l'élévation personnelle ne tient rarement qu'à soi, on préfère rabaisser les autres dès qu'on en a l'occasion, c'est toujours ça de pris.
Celui qui trouve la façon intelligente ou pertinente de faire se voit systématiquement court-circuité par le reste des imbéciles qui vont cafter au patron que "lui, il fait pas comme nous".

La société japonaise, c'est ça.

Voilà, t'as eu ta socio. (^o^)
 
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