jeudi 11 décembre 2014

C'est pas si simple...


J'attaquais donc – pour des raisons purement professionnelles – la dernière page du Libération de la semaine, quand je fus mis K.O dès la deuxième phrase. Jugez plutôt :

"Il est arrivé sans se presser. Pas particulièrement désolé de débarquer avec vingt bonnes minutes de retard quand la ponctualité est érigée en règle d'or de la bienséance au Japon."

Ah bon ? C'est marrant, parce que les gens qui vivent au Japon pourront t'affirmer que s'il y a un truc que les Japonais font encore mieux que d'annuler à la dernière minute, c'est bien d'arriver en retard.

Et des fois ils le font même exprès, ce que je m'en vais t'expliquer.

D'abord, s'il est vrai que les Japonais arrivent très souvent en retard dans un cadre privé, on ne peut pas dire qu'ils arrivent TOUS en retard. T'as qu'à voir ceux qui ont rendez-vous devant l'horloge d'une gare : il y en a toujours un qui attend l'autre, donc ça nous fait au moins 50% de ponctualité. Évidemment, dans le cas des groupes, ça baisse assez rapidement.

Ensuite, dans le cadre professionnel, on préfèrera être en retard et à l'arrache plutôt que d'annuler à la dernière minute : autant dans le privé les gens n'ont aucun scrupule à te poser des lapins comme si t'allais lancer une élevage, autant dans le boulot il fait pas bon annuler un rendez-vous pris.


En revanche, loin des règles rapportées par Libération (journal toujours au plus près de la culture japonaise, remember), la bienséance veut parfois que JUSTEMENT tu arrives en retard, afin de te mettre dans la position du mec soumis à l'indulgence de son interlocuteur, puisque fautif.

Par exemple, tu sais que la formule d'introduction (et tous les mails pros) se termine par "yoroshiku o negai shimasu", qu'on traduit généralement par "je m'en remets à vous (pour que tout se passe bien)". Bon.


Et tu sais aussi que quand un mec est en faute (arriver en retard à l'entreprise en fait partie), il dit "môshi wake gozaimasen", qui signifie "je n'ai pas d'excuses". Il faut bien comprendre que le mec ne dit pas qu'il n'y a pas de raisons à sa faute. Des raisons, c'est pas ça qui manque en général, mais il ne rejette pas la faute sur ces raisons et ne cherche pas à se défiler. Dire "môshi wake gozaimasen", c'est en fait déclarer qu'on prend la responsabilité sur soi, qu'on endosse le rôle du fautif (même si on n'y est techniquement pour rien). C'est cette prise de responsabilité qui va déclencher l'indulgence de l'autre et obtenir son pardon. A contrario, le mec qui s'excuse (typiquement le gaijin qui pense qu'expliquer les tenants et les aboutissants va susciter la compréhension de l'interlocuteur. La logique, ça marche pas avec les meufs, ça marche pas avec les Japonais) va passer pour celui qui refuse de se soumettre (hé ouais, mec, toute l'astuce est là : on sait très bien que c'est pas ta faute, on veut juste que tu montres ta soumission) et ça, un Japonais le pardonnera pas.

Pour les rendez-vous, ça marche exactement de la même façon (c'est leur culture, donc ils déclinent le truc, normal) : arriver en retard à un rendez-vous et dire "taihen o matase shimaimashita" ("je vous ai fait attendre"), c'est déclarer qu'on endosse le rôle du fautif et qu'on se met à la merci de l'indulgence de son interlocuteur. Cette demande d'indulgence est – contrairement à ce qu'affirme Libé – précisément ce qui constitue la règle d'or de la bienséance lorsqu'on a affaire à un client important. Arriver au rendez-vous avant lui obligerait le client à demander si on l'attend depuis longtemps et lui donnerait le mauvais rôle, le rôle de celui qui n'est pas foutu d'arriver à l'heure, et ÇA, c'est impoli.


La bienséance, au Japon, veut que tu ne sois jamais le mec irréprochable, mais toujours le fautif qui se soumet et qui laisse l'autre condescendre à te pardonner, puisqu'il est trop bon pour abuser du pouvoir que tu lui donnes. La preuve en est que la gestion verbale d'un retard fait partie des classiques des entretiens d'embauche.

10 commentaires:

Olivier a dit…

Voilà qui est très intéressant !
Merci pour ces explications de bienséance et de "biensoumission".
:)

C'est la calme plat dirait-on ?
D'habitude les commentaires fusent !

Robert Patrick a dit…

Les commentaires fusent surtout quand je parle mal des Japonaises ou que je froisse les susceptibilités des amoureux du Japon.

Ama a dit…

La bienséance, au Japon, veut que tu ne sois jamais le mec irréprochable, mais toujours le fautif qui se soumet et qui laisse l'autre condescendre à te pardonner, puisqu'il est trop bon pour abuser du pouvoir que tu lui donnes.
Ah ben voilà, moi qui suis un maniaque de la perfection, ça explique pourquoi on veut me virer... Faut sucer, c'est ça ? lol

Ama, what else ?

Anonyme a dit…

C'est vrai que c'est injuste. C'est honnêtement un des meilleurs articles de 2014.

Senbei, laconique mais franc.

Anonyme a dit…

Pas d'injustice ici. Un des meilleurs articles comme tu dis, donc rien à ajouter si ce n'est qu'on en veux plus.

Anonyme a dit…

Un des meilleurs articles. Mais comme je ne pensais plus trouver un article ici, je suis passé à côté. Je suis sûr que tu retrouveras l'envie de publier, à la faveur, peut-être, d'une ouverture à la psychologie et à la sociologie comme ici. Pour le prochain je te suggère "La Trahison au Japon pour les nuls". Mes trop rares séjours ne me permettent pas de faire une idée.

Robert Patrick a dit…

@Anonyme : prochain article bientôt, mais je suis obligé de finir un travail cette semaine avant de justement pouvoir en parler. Donc article sérieux avant la fin du mois de février.

Anonyme a dit…

Je ne sais pas si tu en a déjà parler mais si possible un article sur le yuumei et sa définition que je ne suis pas bien sur d'avoir compris ainsi que tenants et aboutissants. Mais ils me rende fou parfois quand ils parlent de bouffe, film ou autre en insistant sur le fait que c'est yuumei et non intéressant ou bon.

Kijim a dit…

L'autre aspect amusant de la formule « Les Japonais sont ponctuels » souvent dite sur le ton du reproche aux Occidentaux aux Japon, c'est que dans un contexte professionnel, elle ne vaut que pour le début de la journée. En fin de journée, qu'est-ce que c'est que trois ou quatre heures...

Judhiroshima a dit…

Moi non plus j'étais pas passée depuis des lustres, bien cet article en effet.
Moi je me suis jamais fait posée de lapin, en revanche, le Japonais ou la Japonaise à l’heure c’est vrai que c’est comme la licorne, le yéti et le dahu (dans le cadre privé en tous cas). Mais eux croient dur comme fer qu’ils sont le peuple le plus ponctuel au monde. Des Anglais pas encore là à un rendez-vous boulot à 13:01 “C’est dans les traits caractéristiques des Anglais d’être en retard ?”
Y a pas longtemps, pour une fois, c’était moi qui étais en retard chez un imprimeur, j’ai voulu tester la technique du salaryman essoufflé, couru sur les 50 derniers mètres pour montrer que j’avais bien ganbatté mais on la fait pas à ce vieux briscard, l’imprimeur s’est moqué de moi “Rhooo, mais vous allez arrêter avec ces hahh hahh hhaa !?”

 
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