J'attaquais donc – pour des raisons purement professionnelles – la dernière page du Libération de la semaine, quand je fus mis K.O dès la deuxième phrase. Jugez plutôt :
"Il est arrivé sans se presser. Pas particulièrement désolé de débarquer avec vingt bonnes minutes de retard quand la ponctualité est érigée en règle d'or de la bienséance au Japon."
Ah bon ? C'est marrant, parce que les gens qui vivent au Japon pourront t'affirmer que s'il y a un truc que les Japonais font encore mieux que d'annuler à la dernière minute, c'est bien d'arriver en retard.
Et des fois ils le font même exprès, ce que je m'en vais t'expliquer.
D'abord, s'il est vrai que les Japonais arrivent très souvent en retard dans un cadre privé, on ne peut pas dire qu'ils arrivent TOUS en retard. T'as qu'à voir ceux qui ont rendez-vous devant l'horloge d'une gare : il y en a toujours un qui attend l'autre, donc ça nous fait au moins 50% de ponctualité. Évidemment, dans le cas des groupes, ça baisse assez rapidement.
Ensuite, dans le cadre professionnel, on préfèrera être en retard et à l'arrache plutôt que d'annuler à la dernière minute : autant dans le privé les gens n'ont aucun scrupule à te poser des lapins comme si t'allais lancer une élevage, autant dans le boulot il fait pas bon annuler un rendez-vous pris.
En revanche, loin des règles rapportées par Libération (journal toujours au plus près de la culture japonaise, remember), la bienséance veut parfois que JUSTEMENT tu arrives en retard, afin de te mettre dans la position du mec soumis à l'indulgence de son interlocuteur, puisque fautif.
Par exemple, tu sais que la formule d'introduction (et tous les mails pros) se termine par "yoroshiku o negai shimasu", qu'on traduit généralement par "je m'en remets à vous (pour que tout se passe bien)". Bon.
Et tu sais aussi que quand un mec est en faute (arriver en retard à l'entreprise en fait partie), il dit "môshi wake gozaimasen", qui signifie "je n'ai pas d'excuses". Il faut bien comprendre que le mec ne dit pas qu'il n'y a pas de raisons à sa faute. Des raisons, c'est pas ça qui manque en général, mais il ne rejette pas la faute sur ces raisons et ne cherche pas à se défiler. Dire "môshi wake gozaimasen", c'est en fait déclarer qu'on prend la responsabilité sur soi, qu'on endosse le rôle du fautif (même si on n'y est techniquement pour rien). C'est cette prise de responsabilité qui va déclencher l'indulgence de l'autre et obtenir son pardon. A contrario, le mec qui s'excuse (typiquement le gaijin qui pense qu'expliquer les tenants et les aboutissants va susciter la compréhension de l'interlocuteur. La logique, ça marche pas avec les meufs, ça marche pas avec les Japonais) va passer pour celui qui refuse de se soumettre (hé ouais, mec, toute l'astuce est là : on sait très bien que c'est pas ta faute, on veut juste que tu montres ta soumission) et ça, un Japonais le pardonnera pas.
Pour les rendez-vous, ça marche exactement de la même façon (c'est leur culture, donc ils déclinent le truc, normal) : arriver en retard à un rendez-vous et dire "taihen o matase shimaimashita" ("je vous ai fait attendre"), c'est déclarer qu'on endosse le rôle du fautif et qu'on se met à la merci de l'indulgence de son interlocuteur. Cette demande d'indulgence est – contrairement à ce qu'affirme Libé – précisément ce qui constitue la règle d'or de la bienséance lorsqu'on a affaire à un client important. Arriver au rendez-vous avant lui obligerait le client à demander si on l'attend depuis longtemps et lui donnerait le mauvais rôle, le rôle de celui qui n'est pas foutu d'arriver à l'heure, et ÇA, c'est impoli.
La bienséance, au Japon, veut que tu ne sois jamais le mec irréprochable, mais toujours le fautif qui se soumet et qui laisse l'autre condescendre à te pardonner, puisqu'il est trop bon pour abuser du pouvoir que tu lui donnes. La preuve en est que la gestion verbale d'un retard fait partie des classiques des entretiens d'embauche.