lundi 16 février 2015

L'art délicat de la traduction. Again.


Puisqu'il paraît que je suis lu dans les facs de japonais (mes salutations à vos profs, qui ont parfois été les miens et dont il m'arrive encore de lire les publications pour des raisons professionnelles), je m'en vais vous pondre un article bien sérieux sur un des débouchés de vos études : la traduction.

Je ne parlerai pas ici de la traduction d'usine, le truc que tu fais tous les jours du matin au soir avec 500 pages à rendre pour hier. Je parlerai de ce que je connais : la traduction qui te tombe dessus pour cause de bon karma.

Le karma, ça s'entretient, donc si tu veux que ton nom circule, t'as intérêt à pas torcher le boulot. Pour ça, quelques conseils :


1) Respecte toujours les délais. En avance, c'est mieux.
2) Utilise un format compatible avec tout. Pas de putain de fichier stuffit ou 7-zip ou Open Document de mes couilles. Si tu sais pas, demande dans quel format tu dois rendre ton travail.
2) Si le travail est en plusieurs parties, envoie-les au fur et à mesure, quitte à renvoyer des corrections plus tard.

3) Même si tu rends service, considère-toi comme un professionnel. Demander combien tu vas être payé et refuser si tu estimes que ce n'est pas suffisant, c'est légitime. Ton interlocuteur ne te connais pas : si tu lui donne l'image de quelqu'un d'exploitable, il te bouffera. Si tu lui donnes l'image de quelqu'un qui sait ce qu'il vaut, il te paiera en conséquences.
4) N'accepte pas n'importe quoi, surtout pour de l'argent. Si tu acceptes un travail QUE pour l'argent, quelque soit la somme, chaque seconde te paraîtra une torture. Et des secondes de boulot, c'est pas ça qui va manquer, comme nous l'allons montrer tout à l'heure.
5) Si tu peux pas, TU.PEUX.PAS. T'es pas le clébard des gens, t'as le droit d'avoir d'autres priorités que de bosser pour eux. En revanche, le mec qui dit toujours non, au bout de 3 fois on le rappelle plus. Normal.

I. L'état d'esprit.

La différence FONDAMENTALE entre une traduction professionnelle et les traductions qu'on te demande de faire en partiels, c'est que le destinataire d'une traduction professionnelle ne connaît pas la version originale. Il est pas là pour vérifier que tu as bien compris ou pour te corriger : ce que tu lui donnes, c'est tout ce qu'il a.
Quelles sont les conséquences de ça ?

La première, c'est que t'es pas obligé de traduire littéralement et que tu peux prendre des libertés sur les expressions idiomatiques, surtout si elles n'ont pas d'équivalent dans la langue d'arrivée. Ou sur les structures employées : le japonais utilise énormément le passif, qu'on préfère généralement traduire par un "on" actif. Il m'est arrivé de voir un texte que j'avais traduit remanié jusqu'à être méconnaissable, ou encore de regretter de ne pas avoir pris plus de libertés avec le texte original pour en faire quelque chose de meilleur. Ce qui compte, c'est le plaisir du lecteur.
La deuxième, c'est qu'il faut te demander si les termes que tu emploies dans la langue d'arrivée ont un sens pour le lecteur. J'ai déjà vu "loose socks" traduit en "chaussettes relâchées" dans un roman. Est-ce qu'un Français a la moindre putain d'idée de ce qu'est une chaussette relâchée ? Non. Donc le mec qui a traduit ça aurait dû s'abstenir et laisser "loose socks".

Enfin, il faut que tu penses à ta place dans la chaîne de production : ce que tu vas écrire pour un éditeur, quelqu'un va le relire. Ce que tu vas traduire pour la télé, quelqu'un va devoir faire un montage avec, donc pense aux gens qui viennent après toi et essaie de faire ton boulot de façon à simplifier le leur.

En revanche, ton boulot c'est TRADUCTEUR, point. Si le preneur de son a fait un taf dégueulasse, c'est pas à toi de te passer 30 fois la vidéo pour essayer d'entendre une demi-phrase. Tu écris que c'est inaudible (聞き取れない) et tu passes à la suite.


II. La télé.

Parmi les trucs qui me sont tombés dessus de façon purement karmique, il y a les traductions pour la télévision japonaise. Du français au japonais, donc. Là aussi, il y a des règles.

D'abord, il faut que tu saches que la télévision japonaise, c'est pas seulement l'opium du peuple, c'est surtout leur RELIGION. Rien n'est plus puissant que la télé au Japon. RIEN.
La première conséquence de ça, c'est que le budget est quasiment illimité, donc si on te propose un tarif qui te paraît dérisoire en fonction du temps que tu vas y consacrer (je te détaille ça après), refuse. Il se peut que les mecs te rappellent en augmentant les tarifs.

Ensuite, ce que tu vas traduire sera marqué du timing (on te fournit une vidéo avec un compteur). Mon conseil : écris le premier timing et après contente-toi de sauter des lignes à chaque coupure pour préparer le terrain, mais fais le timing en dernier.

Quelques règles spécifiques à la télé :

1) La règle ABSOLUE pour tous les métiers qui impliquent un objectif (caméra, appareil photo, etc.), c'est que les délais ne sont JAMAIS tenus. JA.MAIS. Ça veut dire que les mecs ont tourné 10 heures de rushes pour une émission de 50 minutes, qu'ils sont en retard sur le planning de livraison, donc ils vont te filer le boulot quand ça les arrange (= plus tard que ce que tu voudrais) et l'exiger pour quand ça les arrange (= plus tôt que tu le voudrais). Te laisse pas bouffer. On m'a proposé 5 heures de rushes en 5 jours (= 100 heures de travail, soit 24h/24), j'ai dit non. Ils sont revenus mielleux en me proposant de ne faire que ce que je pouvais, à un tarif avantageux. Sans déconner.

2) Pour les sous-titres, ils aiment bien une ligne par écran, pas un pavé. Ça veut dire qu'ils vont sûrement remanier ton texte pour que ça rentre, et leur priorité dans ta traduction, c'est donc de savoir exactement ce qui est dit, que ce soit timé le plus exactement possible, et traduit le plus concisément possible. Te fais pas chier avec des relatives gigognes : découpe en phrases courtes. Et t'emmerde pas avec les niveaux de langues, utilise le neutre, SAUF s'il y a des éléments de langage qui nécessitent des niveaux de langue pour ne pas perdre à la traduction (personnage de théâtre qui parle comme un voyou, etc.).

3) Le bon plan pour toi, c'est les dialogues : comme la personne qui parle change, ça te permet d'avoir un timing relax (puisqu'on peut situer chaque phrase), avec un marquage par sujet, ou à l'intérieur d'une longue séquence, etc.
Le mauvais plan, en revanche, c'est l'interview : tu vas devoir découper et timer CHAQUE PHRASE du mec qui répond, du coup le marquage du timing va te prendre presque autant de temps que la traduction elle-même.
N'oublie pas que les personnes qui t'ont demandé de traduire n'ont AUCUNE notion de français (ou de japonais, dans l'autre sens) et devront donc effectuer un montage pertinent à la phrase près sans rien comprendre. C'est ton découpage qui fera 99% de ce boulot. Tu seras peut-être invité en phase de calage pour une ultime vérification.

Pour des rushes en français audibles (prise de son correcte et pas d'accents relous ou quoi) de conversation (pas une conférence de médecins, d'avocats ou d'ingénieurs), compte 1 heure de travail pour 5 minutes de vidéo. Juste pour la traduction. Le timing, c'est entre 2 et 3 fois la longueur de la vidéo. Si tu utilises 2 ordinateurs ou 2 moniteurs, sinon c'est plus.
Ça veut dire que pour une heure de vidéo, tu peux compter 15 heures de travail. Pour une émission de 50 minutes, tu peux estimer entre 5 et 8 heures de rushes, donc prévois ton emploi du temps en conséquence, et calcule dès le début si c'est possible ou pas, et si ça vaut le coup ou pas.
Les 2 ou 3 premières heures de travail (de CHAQUE traduction) sont toujours les plus longues, parce que tu passes ton temps sur le net à chercher le vocabulaire spécifique et ta traduction n'avance pas. C'est normal. Après ça va plus vite.


L'avantage de la télé, c'est que ça paie super bien (et on t'annonce toujours le tarif net, c'est-à-dire ce qui sera viré sur ton compte) et que tu as accès à des choses auxquelles les autres n'ont pas accès : sur 1 heure de rushes où un mec te raconte des trucs super intéressants, il va rester 3 minutes dans l'émission finale, voire rien du tout (s'il y a trop de sujets, des fois il y en a un qui saute carrément).
En revanche, tu vas en baver.

III. La littérature.

La littérature, c'est plus cool, déjà parce qu'on te demandera pas de traduire du français au japonais, mais du japonais au français, et puis en général les délais sont plus longs et ça prend moins de temps de toute façon. Et puis avec un peu de chance, une édition traduite est déjà sortie en anglais, donc tu peux comparer et voir comment d'autres ont fait (typiquement, les éditions américaines préfèrent rajouter des éléments dans le texte plutôt que de mettre des notes de bas de page).
Évidemment, ça paie moins bien, mais c'est aussi vachement moins pénible, et un bouquin, on te limite pas sur le nombre de pages, donc tu es vraiment en freestyle.
Le tarif du japonais, je crois que c'est généralement entre 20€ et 25€ (vérifie toujours si c'est du brut ou du net qu'on t'annonce) les 1500 signes pour la littérature, le double pour du technique (et le technique, je te conseille pas de le faire en occasionnel, il faut des dictionnaires spécialisés, et c'est de la traduction BIEN RELOUE ! Genre cahier des charges de constructeur aéronautique, mais juste tu pètes un câble).

En général, un éditeur te demande combien de temps tu penses mettre pour traduire un article ou un bouquin. Je calcule toujours 2 pages par jour. Surtout pour un bouquin, ça va te prendre entre 3 et 8 mois, tu peux tomber malade, avoir des trucs à faire, sur une période si longue c'est difficile de savoir tout ce qui peut te tomber dessus, donc calcule large. Mais ne crois surtout pas que tu as le temps et que tu peux ne pas faire tes 2 pages aujourd'hui, tu en feras 4 demain, ça c'est LE piège sur les longs projets ! Il m'est arrivé de traduire 10 pages par jour pendant 2 semaines pour rattraper du retard, juste j'ai mis un mois pour m'en remettre.

IV. A man for all seasons.

Évidemment, il faut savoir te servir de Word (pas d'un autre logiciel "qui ressemble", MICROSOFT. FUCKING. WORD !), mais il se peut que tu aies besoin de traduire des dessins, des schémas, donc tu seras gentil de savoir aussi te servir d'un logiciel de retouche photo ou de travail vectoriel (ceux que tu veux, mais sauvegarde TOUJOURS dans des formats offrant une compatibilité universelle !).

Et ÉVIDEMMENT, fais-toi une adresse électronique professionnelle, nom.prénom@gmail.com pour éviter que tes précieux messages ne se retrouvent en spam chez ton interlocuteur, et écris le titre de tes traductions en objet de chaque courriel (ne fais pas "reply" comme un gros connard, écris un nouveau courriel à chaque fois pour que ton interlocuteur retrouve les choses rapidement, il a pas que toi à gérer).
Et nomme tes fichiers simplement et efficacement, sans accents ou caractères spéciaux.

Bref, que ce soit pour rendre service, dépanner ou pour te mettre le pied à l'étrier, SOIS PROFESSIONNEL. Y aura toujours des mecs meilleurs que toi dans ce que tu fais, donc essaie de compenser en étant sympa et réglo. Les gens préfèrent toujours travailler avec un gars cool et propre qu'avec un relou qui les emmerde, même s'il fait du meilleur boulot. Fais pas ta princesse, accorde des faveurs de temps en temps (j'ai demandé à ce que ma paie sois coupée de moitié sur une vidéo de 12 minutes où on n'entendait quasiment rien. Ça faisait ¥4,000 au lieu de ¥8,000, pour la télé c'est que dalle, mais le geste a été apprécié), mais reste ferme sur tes tarifs et tes délais, sinon c'est toute ta vie sociale qui va y passer (et c'est un mec qui a fait une croix sur sa vie sociale qui te dit ça).
 
Creative Commons License
Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons.